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1909 coll. P. Zoummeroff

La peine de mort, pour quoi faire ?

8 octobre 2009

Travaillant ces derniers jours sur la question du contrôle extérieur des prisons, mon attention s'est arrêtée sur un article du docteur Paul Hivert, qui analyse les ressorts psychologiques de la volonté de punir par la mise à  mort du coupable. Ce texte a été publié en décembre 1979, alors que la peine de mort était encore en vigueur en France.

Comme nous sommes proches de la date anniversaire de son abolition (loi du 9 octobre 1981), on trouvera ci-dessous reproduit  "La peine de mort, pour quoi faire ?"

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Dr P. HIVERT (Au moment de la publication de cet article, Paul Hivert est Psychiatre des hôpitaux, chef de service au C.M.P.R pénitentiaire de Paris)

"Lorsque paraîtra ce texte, le problème de la peine de mort aura probablement perdu de son actualité et trouvé, nous l'espérons, une réponse digne de notre tradition humanitaire. Il n'est toutefois pas inutile de revenir sur le problème pour regarder la signification de la peine de mort au niveau du groupe et de chacun de nous, et d'en tirer quelques remarques plus générales. Certes, si on ose, de moins en moins, s'affirmer partisan de la peine de mort et si son abolition est envisagée, celle-ci est assortie de telles réserves qu'elles traduisent les difficultés à y renoncer totalement. La proposition : “ je ne suis pas pour la peine de mort, mais dans certains cas... ” ressemble fort à “ je ne suis pas raciste mais... ” et nous savons ce que cela sous-entend. Il faut prendre acte de cette résistance à renoncer à la peine de mort, même chez des gens éclairés et avisés. Elle nous semble très significative de motivations affectives profondes et totalement irrationnelles que l'on travestit sous une argumentation rationnelle et volontiers rassurante. Le ton passionnel qui se révèle, le plus souvent, chez les partisans du maintien de la peine de mort va parfois jusqu'à affirmer des contre vérités. Seule la passion peut abuser ainsi des esprits évolués. Ceci n'est pas pour nous surprendre et nous devons en prendre conscience lucidement. Nous restons, en nous-mêmes, foncièrement partisans de la peine de mort. Et toutes les justifications objectives que nous développons ne sont que des prétextes avancés pour mieux camoufler notre réaction passionnelle. La fonction utilitaire, l'exemplarité de la peine, l'effet dissuasif, autant de raisons qui n'ont jamais apporté la preuve objective de leur efficacité. Le désir de mort du criminel est à la mesure du désarroi émotionnel que suscite l'acte criminel. Une preuve nous est fournie par la variabilité des sondages lorsqu'un crime, particulièrement “ odieux ”, survient. La cote de la peine de mort monte brusquement. La demande de mise à mort du criminel représente une réponse élémentaire et presque “ viscérale ”. Chacun de nous, par un processus d'identification, se met, d'abord, à la place de la victime... et par une réaction de défense primaire réclame vengeance. Il est à remarquer au passage qu'on ne s'identifie pas ou peu à la famille du criminel.

L'intensité du choc émotionnel que déclenche le crime déchaîne un désarroi affectif, collectif et individuel, une menace grave contre la sécurité du groupe et sa survie. Tolérer le crime apparaît comme une attitude autodestructrice collective. Le groupe doit tendre à rétablir cet équilibre menacé et restaurer le “ bon ordre ” des choses. L'ordre un instant menacé doit retrouver cet agencement harmonieux qui réduit l'insécurité, et protège chacun contre les agressions. Réparer le désordre que crée le crime est un travail a posteriori — le crime est accompli et a fait son œuvre. Le danger est objectivement dépassé et le crime ne peut plus être effacé qu'au plan magique. Pour réparer le crime le groupe social effectue une sorte de déplacement en s'en prenant au criminel qui devient le bouc émissaire accessible pour exorciser notre peur. Assouvir notre vengeance sur le criminel pour éteindre notre peur fantasmatique nous détourne en fait de la réalité. Les vrais problèmes sont escamotés. Ce faisant, on fait l'économie de s'interroger sur la signification du crime et d'appréhender les composantes du processus criminogène dans leur interaction dynamique. Une telle étude devrait partir de la relation duelle auteur-victime pour la resituer dans l'historité (sic) individuelle et le contexte socioculturel. Elle pourrait aboutir à l'élaboration d'un programme préventif. Charger le criminel de tout le poids du crime, c'est permettre au groupe d'évacuer toute sa part de responsabilité éventuelle dans le processus criminel et de se déculpabiliser à bon compte. Parfois l'acharnement agressif mis pour demander la mort en donne la mesure. L'élimination radicale du criminel s'inscrit naturellement dans ce projet qui satisfait les désirs collectifs. La mort du criminel néantise magiquement le crime ; la peine de mort est la clef de voûte d'un système répressif cohérent. S'interroger sur sa fonction, c'est reposer la validité de tout le système pénal. Ceux qui refusent son abolition ne s'y sont pas trompés. Répétons-le, que le criminel devienne à son tour cette victime expiatoire permet au groupe social de fonctionner en toute sérénité, en évitant de se remettre en cause. La politique répressive trouve ici sa justification. L'élimination radicale du criminel devient, dans certains cas, la seule solution rassurante. Même l'existence du criminel en prison devient intolérable, et seule son éradication totale peut effacer le crime. Vu de l'extérieur, on peut même avoir le sentiment que l'identité du coupable importe peu, pourvu qu'il y en ait un sus­ceptible de remplir ce rôle. Notons que l'exercice d'un tel pouvoir est la dernière marque d'un pouvoir absolu. Elle est la surveillance d'un pouvoir de droit divin et se justifie comme la manifestation de la justice divine. Ce n'est pas le moindre des paradoxes que ce droit régalien, d'ordre divin, ait survécu sous une République laïque. On saisit toute la dimension affective du fait de juger et le poids de l'irrationnel dans la décision. Il est révélateur que pour les infractions les plus graves, les crimes, il est demandé au juré de se prononcer en “ son âme et conscience ” et non de fonder son jugement sur des données objectives, des preuves, et de motiver sa décision,

La charge affective est telle qu'il devient difficile de regarder le criminel en tant qu'homme. Toute la procédure du jugement tend à placer le criminel à distance : le cadre ; la relation artificielle et solennelle du jugement concourt à cette distanciation. Tout semble se dérouler comme si, ne pouvant juger l'homme, on se limite à juger l'acte. Nous voudrions revenir sur le caractère dissuasif de la peine de mort. On oublie aussi que la mort peut exercer une réelle fascination. Le risque de mort est inscrit dans nombre d'actes criminels et représente l'expression de la pulsion de mort tapie profondément en nous-mêmes. Combien de conduites criminelles prennent valeur de conduites autodestructrices, véritables équivalents suici­daires. La mort suscite des réactions ambiguës empreintes de répulsion et de fascination. Il n'est que de voir l'attrait qu'exercé le spectacle d'une exécution et comment les médias peuvent faire recette avec la mort. Qui plus est, la mort, loin de jeter l'opprobre sur le criminel, peut le transfigurer jusqu'à en faire, plus qu'une victime, un véritable héros, parfois même un maître. Il est celui qui a été capable d'assumer sa destinée jusqu'au bout. Loin de dissuader, la peine de mort va faire des émules chez ceux-là même qui sont en recherche d'une identité hors du commun. Paradoxalement, la peine de mort peut susciter des vocations.

EN CONCLUSION. La peine de mort nous renvoie très profondément à des niveaux émotivo-affectifs très archaïques, et la réponse d'ordre éthique que nous lui apportons oriente fondamentalement notre choix de société. Il s'agit de savoir si nous sommes capables de maîtriser et de dépasser nos réactions archaïques, ces pulsions de mort destructives, pour accéder à une attitude de respect de la vie. Le respect de l'autre passe par là. Alors, parler de la fonction utilitaire de la mort devient dérisoire."

SOURCE DU TEXTE : Paul Hivert, "La peine de mort, pour quoi faire ?", Revue pénitentiaire et de droit pénal, n° 4, octobre-décembre 1979, p. 617-619.

SOURCE DE L'IMAGE : L'exécution de Charlet, le 29 juin 1849. Dessin d'A. Brun, tiré de "Napoléon le petit" in Oeuvres de Victor Hugo, Eugène Hugues, 1879, p. 121.

 

Pour aller plus loin : A l’occasion du 25e anniversaire de l’abolition, le site web Criminocorpus  a mis en ligne :

Les principaux textes des débats parlementaires (1791, 1908 et 1981)

Une exposition virtuelle dont le parcours complet est composé de plus de deux cents pages rassemblant des documents d’archives, articles de presse, dessins et caricatures, photographies et objets reproduits à partir des collections des Archives nationales, des Archives de la préfecture de police de Paris, du Musée de l’histoire vivante de Montreuil et du Musée national des prisons.

Mise à jour 2022 : Criminocorpus propose également le visionnage d'une reconstitution du procès de Patrick Henry.

L'exposition sur la peine de mort a été reprise et complétée en 2021.