
Le mystère Chambige

Cet article a été rédigé, ainsi que l'indique son auteur, Gabriel Tarde, en décembre 1888, soit moins d'un mois après le procès de Chambige et avant sa commutation de peine, début 1889. Le texte a été publié une première fois sous le titre "L'affaire Chambige" dans les Archives d'anthropologie criminelle en 1889 puis, une seconde fois, dans le recueil intitué Etudes pénales et sociales en 1892 (texte retranscrit sur le précieux site bénévole Les classiques en sciences sociales). J'en livre ci-dessous les premières lignes, le texte complet étant mis à disposition dans sa version et pagination originales des Archives de l'anthropologie criminelle, dirigée par Alexandre Lacassagne.
Pour une analyse de la position de Tarde sur Chambige, voir l'article en ligne et en libre accès "Une cause passionnelle passionnante. Tarde et l'affaire Chambige"
Les débats qui ont eu lieu devant la Cour d'assises de Constantine en novembre dernier ont excité dans toute l'Europe un intérêt passionné d'une nature aussi exceptionnelle que l'affaire elle-même. Ce n'était pas dans le gros public, comme il arrive d'ordinaire, c'était dans le monde lettré et philosophique, que l'émotion était forte. Il y avait, à ce moment-là, un théâtre judiciaire pour tous les goûts : les plus grossiers trouvèrent à se satisfaire dans l'affaire Prado ; les plus raffinés, dans l'affaire Chambige. C'est ainsi que, le dimanche, on a à choisir entre un drame du boulevard et une tragédie des Français.
Nous savions depuis longtemps que l'amour est le plus terrible et le plus fécond des dramaturges, tour à tour burlesque et sanglant, comique et tragique au suprême degré, et excellent dans tous les genres ; jamais preuve plus frappante de cette vérité n'a été fournie que dans les deux causes, diversement célèbres, dont je viens de parler. On y voit, par exemple, une ingénue espagnole, enamourée à première vue d'un aventurier hâbleur, d'un voleur assassin, au point de lui tout sacrifier ; on y voit une des plus jolies et des plus charmantes femmes du monde algérien, d'une irréprochable vertu, d'une réputation parfaite, mère de famille accomplie, heureuse épouse, s'éprendre d'un jeune homme de 21 ans au point de faire tout à coup et sans hésitation un pacte avec elle-même et avec lui, par lequel elle donne, pour deux heures de bonheur trouble, son honneur, sa vie, toutes ses affections passées. — Mais ne faisons pas plus longtemps à Chambige, si peu d'égards qu'il mérite, l'injure excessive d'accoler son nom à celui de Prado ; il faut lui savoir gré plutôt d'avoir apparu au moment où ce charlatan sanguinaire faisait sa parade sur son tréteau d'un instant et de l'avoir aussitôt fait descendre de son piédestal.
Les Prado sont fréquents, Chambige est, par bonheur, unique. Entendons-nous bien, cependant. Tout se répète ici-bas, et même là-haut : « l'Univers se répète », dit mélancoliquement Guyau en songeant, d'après l'analyse spectrale, que les étoiles sont constituées comme notre soleil. À plus forte raison est-il vrai de dire que l'amour se répète, même en ses plus extraordinaires manifestations, et qu'il a le droit de se répéter, puisqu'il est éternel. Aussi n'est-il rien de moins rare, notamment, que de lire, à la troisième page des journaux, le récit d'un de ces doubles suicides, ou, si l'on veut, de ces suicides réciproques, d'amants, dont Chambige et sa malheureuse amie ont grossi le martyrologe.
Les Amants de Montmorency ne sont nullement une invention d'Alfred de Vigny. Il n'est pas même très exceptionnel que l'un des deux héros de ces mutuelles exécutions, l'homme le plus souvent, survive à l'autre. Mais ce qui singularise l'affaire dont je parle, c'est un ensemble de circonstances éminemment instructives et propres à éclairer la psychologie de notre temps : le mystère qu'on y a vu et celui qu'on a voulu y voir, en dépit de l'évidence des faits ; avant tout, chez le principal personnage, l'acuité d'une passion qui trouve le moyen d'être sincère et littéraire à la fois et de s'exalter en s'analysant ; chez l'héroïne, jusqu'au jour suprême, la profondeur de la dissimulation mesurée à celle de l'honnêteté et de l'amour, la fascination de l'étrange et du morbide en raison même du bon sens antérieur, et peu à peu, par la force d'une suggestion qui, pour n'avoir rien d'hypnotique ni d'hystérique apparemment, n'en était pas moins irrésistible, l'intrusion d'une nouvelle âme grandissante dans une ancienne âme refoulée ; puis, le mobile inouï du commun suicide : non pas le désespoir, l'épuisement de toutes les ressources matérielles, la faim, mais chez le jeune homme, la logique à outrance du pessimisme ambiant compliqué peut-être d'une impulsion héréditaire, et, chez la jeune femme, le désaccord senti de ses deux âmes, le désir et l'impossibilité de les concilier, le besoin intense de mourir après pour se croire le droit d'aimer avant ; enfin le drame final, ce délire déchirant, cette affreuse idylle, cette sanglante oaristys dans une villa sous le ciel de l'Afrique, à deux pas d'amis discrets et demi-souriants qui, se promenant, en attendent la fin et sont si loin de la prévoir. Ce n'est pas tout : après la catastrophe, les poursuites judiciaires, extrêmement rares en cas pareils ; et, qui plus est, le verdict du jury, sans parler des appréciations non moins surprenantes de la Presse.
Maintenant, la question est vidée pour le grand public : mais, pour nos lecteurs, c'est, ce me semble, le moment où l'intérêt commence et où la réflexion peut s'exercer utilement, de sang-froid, sans parti-pris, sur les singularités que j'indique.
Je dois à l'obligeance de M. Lacassagne, quelques détails fournis sur l'adolescence de Chambige par deux de ses anciens condisciples, qui ont passé huit années avec lui au pensionnat de la Seyne, près de Toulon, grand pensionnat dirigé par les Maristes.
Lire la suite de cet article dans sa version originale
